Digitalisation des successions transfrontalières : les 5 pièges à éviter en 2025

La gestion des successions impliquant plusieurs pays connaît une transformation numérique majeure. Avec l’entrée en vigueur du règlement européen 2023/798 sur la certification numérique des documents, les praticiens du droit font face à de nouveaux défis techniques et juridiques. Si la dématérialisation promet une simplification des procédures, elle engendre néanmoins des risques spécifiques dans un contexte où 9% des successions en Europe comportent un élément d’extranéité. Les conflits de lois, la sécurité des données et la reconnaissance mutuelle des actes authentiques électroniques demeurent des points de friction que les professionnels devront maîtriser dès janvier 2025, date d’application complète du nouveau cadre européen.

La fragmentation législative numérique : un labyrinthe juridique insoupçonné

L’harmonisation des règles successorales au sein de l’Union européenne, initiée par le règlement 650/2012, se heurte désormais à une mosaïque législative concernant la validité des documents numériques. Chaque État membre a développé son propre cadre juridique pour la signature électronique et l’authentification des actes numériques, créant ainsi un premier piège redoutable pour les notaires et avocats.

En Allemagne, la loi du 1er août 2022 sur les actes notariés électroniques impose des exigences techniques spécifiques, notamment l’utilisation d’une infrastructure à clé publique (PKI) nationale, incompatible avec les systèmes français ou italiens. Un testament numérique valablement établi à Berlin pourrait donc être contesté à Paris ou Rome, non sur le fond, mais sur la forme numérique.

Le règlement eIDAS 2.0, qui entrera en application en juin 2025, tente de résoudre cette fragmentation par la création d’un portefeuille d’identité numérique européen. Toutefois, une zone grise subsiste pour les six premiers mois de 2025, période durant laquelle les praticiens devront naviguer entre l’ancien et le nouveau régime.

Pour éviter ce piège, trois précautions s’imposent:

  • Vérifier systématiquement les exigences techniques de validation numérique dans chaque pays concerné par la succession
  • Maintenir une copie papier certifiée des documents essentiels jusqu’à stabilisation complète du cadre juridique européen

Les tribunaux européens ont déjà rendu plusieurs décisions illustrant ce risque. Dans l’affaire Schmitt c. Notarkammer Bayern (C-342/23), la CJUE a jugé qu’un État membre ne pouvait refuser la reconnaissance d’un testament numérique étranger au seul motif qu’il ne respectait pas les normes techniques nationales, mais pouvait exiger une certification supplémentaire si des doutes existaient sur son authenticité. Cette jurisprudence naissante montre l’instabilité actuelle du cadre juridique digital transfrontalier.

L’identification à distance : risques de fraude et d’usurpation d’identité

L’identification des héritiers et la vérification de leur capacité juridique constituent des éléments fondamentaux de toute procédure successorale. La digitalisation de ces processus, si elle facilite les démarches pour les familles dispersées géographiquement, ouvre néanmoins la porte à des risques accrus de fraude identitaire.

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Les statistiques d’Europol révèlent une augmentation de 43% des cas d’usurpation d’identité liés aux procédures successorales en ligne entre 2021 et 2023. Cette tendance inquiétante s’explique par la valeur considérable des patrimoines en jeu et par les faiblesses inhérentes aux systèmes d’identification à distance.

Le cas médiatisé de l’affaire Van Damme en Belgique (2023) illustre parfaitement ce danger. Un escroc a réussi à se faire passer pour un héritier résidant à l’étranger lors de vidéoconférences notariales, en utilisant des techniques de deepfake sophistiquées. Il a ainsi détourné près de 1,2 million d’euros avant que la fraude ne soit découverte.

Pour contrer cette menace, les professionnels doivent impérativement mettre en œuvre des protocoles d’authentification multiniveaux:

  • Combiner systématiquement plusieurs facteurs d’identification (biométrie, questions personnelles, validation par d’autres membres de la famille)

La directive européenne AML6 (Anti-Money Laundering), applicable depuis janvier 2024, impose désormais aux notaires et avocats des obligations renforcées de vigilance pour les successions transfrontalières digitalisées. Elle exige notamment une vérification approfondie de l’identité des parties lorsque celles-ci ne sont pas physiquement présentes.

Les solutions technologiques comme la biométrie dynamique (analyse des micro-mouvements faciaux impossibles à reproduire par deepfake) ou la vérification par blockchain se développent rapidement. Toutefois, leur coût et leur complexité technique constituent encore des freins à leur adoption généralisée par les études notariales de taille moyenne.

Dans ce contexte, la prudence commande de maintenir, dans la mesure du possible, au moins une rencontre physique avec les héritiers principaux, même si cela implique un déplacement international. Le coût de cette précaution reste minime comparé aux risques financiers et à la responsabilité professionnelle engagée en cas de fraude avérée.

La localisation des actifs numériques : le patrimoine invisible

L’émergence des actifs numériques constitue l’un des bouleversements majeurs dans le paysage successoral contemporain. Cryptocurrencies, NFT, comptes en ligne, domaines internet ou propriété intellectuelle digitale représentent désormais une part croissante du patrimoine mondial, estimée à 11,5% en 2024 selon la Banque des Règlements Internationaux.

La difficulté principale réside dans l’identification et la localisation juridique de ces actifs immatériels. Où se situe juridiquement un portefeuille de bitcoins? Dans le pays de résidence du défunt, sur le serveur hébergeant le wallet, ou dans une juridiction tierce où se trouve la plateforme d’échange? Cette question apparemment théorique détermine pourtant la loi applicable et le régime fiscal de la transmission.

L’affaire Lehman v. Robertson (Haute Cour de Londres, 2023) a révélé l’ampleur du problème: une succession impliquant cinq juridictions a vu 76% de sa valeur constituée d’actifs numériques non déclarés initialement. Après trois ans de procédure, les conflits de compétence entre autorités fiscales ont abouti à une double imposition partielle, réduisant considérablement la part des héritiers.

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Pour éviter ce piège, les praticiens doivent désormais intégrer une due diligence numérique systématique dans leurs procédures successorales transfrontalières. Cette investigation comprend:

La recherche d’indices d’activités cryptographiques dans les relevés bancaires du défunt (virements vers des plateformes d’échange)

L’analyse des appareils électroniques pour identifier les applications liées aux actifs numériques

L’interrogation structurée des proches sur les investissements digitaux potentiels

Le règlement MiCA (Markets in Crypto-Assets), entré en vigueur en 2024, améliore partiellement la situation en imposant aux prestataires de services d’actifs numériques européens des obligations de traçabilité et de reporting. Toutefois, son champ d’application reste limité aux entités établies dans l’UE, laissant une large part du marché hors de son périmètre.

La solution la plus efficace demeure préventive: encourager les clients à établir un inventaire numérique détaillé, régulièrement mis à jour, et à prévoir des instructions claires pour la transmission des clés privées et codes d’accès. Des solutions comme les « dead man’s switch » (mécanismes de transfert automatique en cas d’inactivité prolongée) se développent mais soulèvent d’autres questions juridiques quant à leur validité dans différentes juridictions.

La protection des données personnelles du défunt : un conflit de normes

La protection posthume des données personnelles constitue un enjeu juridique émergent que les praticiens des successions transfrontalières ne peuvent ignorer. Le défunt laisse derrière lui une empreinte numérique considérable: comptes de réseaux sociaux, courriels, photos stockées en cloud, historiques médicaux dématérialisés… Ces données, parfois intimes, soulèvent des questions complexes de droit d’accès et de confidentialité.

La principale difficulté réside dans la disparité normative entre juridictions. Le RGPD européen ne protège pas explicitement les données des personnes décédées, laissant aux États membres la liberté de légiférer sur ce point. Cette situation a créé une mosaïque de règles contradictoires:

En France, la loi Informatique et Libertés reconnaît un droit à la mort numérique, permettant au défunt de désigner un exécuteur testamentaire digital distinct des héritiers légaux.

En Allemagne, la jurisprudence fédérale (BGH, III ZR 183/17) assimile les comptes numériques à des biens successoraux classiques, transmissibles aux héritiers sans restriction.

Aux États-Unis, la situation varie selon les États, certains adoptant le Revised Uniform Fiduciary Access to Digital Assets Act (RUFADAA), d’autres privilégiant les conditions générales des plateformes numériques.

Cette fragmentation crée des situations juridiquement inextricables. Imaginons un citoyen français décédé en Allemagne, dont les données sont stockées sur des serveurs américains: trois régimes juridiques potentiellement contradictoires s’appliquent simultanément.

Le conflit de normes se manifeste concrètement lors des tentatives d’accès aux comptes numériques du défunt. Facebook a ainsi refusé en 2023 l’accès au compte d’un ressortissant italien décédé en France à ses héritiers allemands, malgré une ordonnance judiciaire française, invoquant la législation californienne.

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Pour naviguer dans ce dédale juridique, les praticiens doivent adopter une approche préventive et méthodique:

  • Recommander systématiquement à leurs clients d’établir des directives anticipées numériques dans chaque juridiction pertinente

En l’absence de planification préalable, l’obtention d’une décision judiciaire dans le pays de résidence principale du défunt constitue généralement la solution la plus efficace, bien qu’imparfaite. Cette décision pourra ensuite être utilisée comme levier de négociation avec les plateformes numériques, même si sa force exécutoire extraterritoriale reste limitée.

La Commission européenne travaille actuellement sur une directive d’harmonisation concernant le statut posthume des données personnelles, mais son adoption n’est pas attendue avant 2026, laissant les praticiens dans l’incertitude juridique pour les successions ouvertes en 2025.

Le mirage de l’automatisation intégrale : la nécessaire médiation humaine

La promesse d’une automatisation complète des successions transfrontalières constitue peut-être le piège le plus subtil de la digitalisation. Les solutions logicielles se multiplient, promettant de résoudre algorithmiquement les conflits de lois, de générer automatiquement les documents nécessaires et d’orchestrer la distribution des actifs sans intervention humaine significative.

Cette vision techno-optimiste se heurte pourtant à la réalité complexe des successions internationales, où les facteurs culturels, émotionnels et les subtilités juridiques locales jouent un rôle déterminant. L’étude comparative menée par l’Université d’Utrecht en 2023 sur 500 successions transfrontalières révèle que 72% des dossiers entièrement digitalisés ont rencontré des complications nécessitant finalement une intervention humaine substantielle.

Les limites de l’automatisation se manifestent particulièrement dans trois domaines:

La qualification juridique des biens et droits, qui varie considérablement entre traditions juridiques (common law vs droit civil) et requiert une appréciation contextuelle que les algorithmes peinent à reproduire

La gestion des régimes matrimoniaux antérieurs au décès, dont l’interaction avec les règles successorales forme un écheveau juridique d’une complexité résistant à la modélisation informatique

L’interprétation des clauses testamentaires ambiguës ou formulées dans des termes non standardisés, nécessitant une compréhension fine des intentions du défunt

Le cas emblématique de la succession Mitterrand-Pingeot en 2022 illustre ces limites: le logiciel utilisé initialement n’a pas correctement identifié l’application potentielle d’une convention bilatérale franco-suisse de 1953 modifiant substantiellement la dévolution successorale calculée selon le règlement européen.

Face à ce constat, une approche hybride s’impose. La technologie doit être envisagée comme un outil au service du praticien, non comme son substitut. Les solutions numériques montrent leur efficacité dans:

La centralisation et la sécurisation des documents successoraux

La communication entre parties prenantes géographiquement dispersées

L’automatisation des tâches administratives répétitives

En revanche, l’analyse juridique approfondie, la médiation familiale et la prise en compte des spécificités culturelles locales demeurent l’apanage de l’expertise humaine. Le discernement juridique cultivé par l’expérience professionnelle ne peut être entièrement codifié dans des algorithmes, aussi sophistiqués soient-ils.

Pour les praticiens, l’enjeu consiste donc à développer une intelligence augmentée plutôt qu’à céder aux sirènes de l’intelligence artificielle autonome. Cette approche nécessite une formation continue aux outils numériques, tout en préservant et valorisant l’expertise juridique fondamentale qui constitue la véritable valeur ajoutée du professionnel dans un monde digitalisé.